"Kanzébuzépusoif :
Lorsque la bouteille de rosé est au frigo, l'étiquette affiche : «zésoif». Elle se réchauffe sur la table après quelques verres ? «zébu». La dernière goutte est versée, il fait chaud, l'étiquette affirme : «apu», et le zébu rouge dessiné en arrière-plan disparaît lentement. Cette étiquette thermosensible a été concoctée par la modeste cave coopérative de Gignac, près de Montpellier (Hérault), pour favoriser la commercialisation d'un petit vin de pays d'Oc à 3,95 euros la bouteille. «Tous les vignerons du Languedoc-Roussillon sont touchés par la crise, explique Walter Valgalier, le jeune directeur de la cave de Gignac. C'est dur, mais on est obligés de se raccrocher à quelque chose. Nous comptons beaucoup sur notre cuvée Kanzébuzépusoif pour nous sortir du marasme.»
Manifestations de vignerons en colère à Narbonne, Nîmes, Béziers ou Perpignan, avec tambours et gros pétards ; représentants syndicaux furieux contre les ministres de l'Agriculture successifs. «Ils ne veulent qu'une chose, c'est qu'on crève, pendant qu'eux fument leurs gros cigares le cul bien calé dans leurs fauteuils en cuir», selon Jean Huillet, le charismatique président de la Fédération des caves coopératives de l'Hérault. Cohortes de «malheureux vignerons qui, après trente années de dur labeur, subissent l'humiliation de devoir s'inscrire au RMI», selon Philippe Vergnes, président du syndicat des vignerons de l'Aude. Camions-citernes italiens ou espagnols agressés de nuit sur les autoroutes du Sud par des hommes encagoulés, et obligés de déverser sur le bas-côté des milliers d'hectolitres d'un vin «acheté à des prix de misère par la grande distribution afin d'asphyxier les vignerons français». Dynamitages nocturnes, par les hommes des CAV (Comités d'action viticole), des chambres d'agriculture régionales ou des hangars des gros négociants. Depuis plus d'un an, l'actualité viticole en Languedoc-Roussillon (1) est entièrement dominée par la crise. Or, derrière ces images d'apocalypse, se cache une autre réalité : celle de vignerons qui s'en sortent. «Mais de ceux-là, on n'a pas le droit de parler, sinon on risque de se faire taper dessus», dénonce un caviste montpelliérain.
«Bu et approuvé»
Pourtant, ils sont nombreux, vignerons indépendants comme caves coopératives, à tirer leur épingle du jeu. «Il est très difficile d'en mesurer le nombre, car nous manquons de données fiables», prévient Etienne Montaigne, professeur d'économie à l'IHEV de Montpellier (Institut des hautes études de la vigne et du vin), et auteur avec ses collègues de Bacchus, un almanach très complet sur la filière viticole en France et dans le monde (éditions Dunod). «Alors que la crise est réelle, tout le monde n'est pas touché de la même façon», poursuit l'universitaire, qui ajoute que «les organisations syndicales ont tendance à exagérer l'étendue de la misère».
Comment font-ils, les rescapés de la crise ? Produisent-ils un vin meilleur que les autres ? Ce serait trop simple. Un voyage à travers cet autre Languedoc viticole montre que les raisons du succès sont très diverses, et que les «gagnants» existent dans toutes les catégories de vin et de vignoble.
D'abord, il y a les imaginatifs, à l'image des vignerons de Gignac (420 coopérateurs). Etiquette en plastique et bouchon synthétique rose pour Fluide Glacial, un rosé de Bagnols-sur-Cèze (Gard), ou vin en canette d'aluminium de 25 cl, vendu par cinq grosses caves coopératives de l'agglomération montpelliéraine. Perdu au milieu des admirables collines de Saint-Chinian, au nord de Béziers (Hérault), Jean-Marie Rimbert, exploitant d'un vignoble indépendant de taille moyenne (30 hectares) se donne beaucoup de mal pour peaufiner ses étiquettes. Son vin de table rosé s'appelle l'Arroseur à rosé, et son meilleur rouge, servi sur les tables des grands restaurants, a été baptisé le Mas au schiste, «parce qu'ici le sol est en schiste». Son Cousin Oscar, un excellent vin de table à 11,5 degrés, est certifié «Bu et approuvé» sur chaque étiquette.
A une centaine de kilomètres de là, dans un paysage de sierras andalouses écrasées de soleil, la cave coopérative de Castelmaure (Aude) ignore elle aussi la crise. Plusieurs fois par semaine, des semi-remorques viennent charger de lourdes palettes de vin en direction de l'Allemagne, de la Belgique, du Japon ou des Etats-Unis. Les noms de ce 1,5 million de bouteilles vendues chaque année comme des petits pains ? La Buvette (un vin de table à 3,40 euros que tout le monde s'arrache), le Point d'interrogation («On ne savait pas comment l'appeler», justifie Patrick de Marien, le directeur de la cave), la Vieille Jeep (AOC Corbières rouge), A perpète, Cuvée Pompadour...
D'autres expliquent que la vraie raison de leur succès reste la qualité de leurs produits. C'est le cas d'André Leenhardt, du domaine de Cazeneuve, qui possède dix petits hectares de vigne (dont trois de vieille syrah et de vieux grenache) au pied du pic Saint-Loup petit sommet qui domine la plaine, au nord de Montpellier. «En 1985, lorsque je me suis installé, nous étions une dizaine de vignerons indépendants dans le coin, raconte André Leenhardt. Tout de suite, nous avons initié une démarche collective vers la qualité, avec quelques règles communes : pas trop de surfaces, un rendement inférieur à 50 hectolitres par hectare, et l'obligation d'attendre sept années avant de récolter une vigne nouvelle.» La recette s'est révélée payante, puisqu'aujourd'hui la région du pic Saint-Loup (37 domaines) bénéficie d'une excellente réputation internationale. «Bien sûr, je ne chante pas sur tous les toits que ma structure se porte bien, poursuit le vigneron, dernier héritier d'une famille de protestants languedociens. Dans le contexte actuel, ce serait mal vu. Mais quand j'en vois qui continuent à planter du carignan avec un rendement de 150 hectolitres par hectare, c'est de la bêtise ! Et après ils viennent réclamer des aides à la distillation... Il faudrait qu'ils comprennent qu'on n'est plus dans les années 50, quand les mineurs du Nord se tapaient trois litres de rouge par jour !»
«Un chant provençal dans l'Ohio»
Il y a aussi les stars, ceux dont les bouteilles sont inscrites sur les cartes des restaurants trois étoiles, dont les vins affichent les prix les plus élevés de la région, et se vendent le mieux : Peyre-Rose, Daumas-Gassac, Julien, la Grange-des-Pères, Clos-Marie... Des petits domaines, souvent, mais qui rapportent gros. Parti de rien en 1989, Laurent Vaillé (domaine la Grange-des-Pères, à Aniane, près de Montpellier) n'a jamais assez de bouteilles (à 38 euros) pour satisfaire tous ses cavistes au point de garder secrète sa production annuelle. A peine la commercialisation de son millésime 2003 a-t-elle commencé que l'on trouve ses bouteilles vendues aux enchères sur l'Internet à des prix pouvant dépasser les 100 euros. Le secret de la réussite de ces grands du Languedoc ? «Je fais tout moi-même, répond Marlène Soria (domaine Peyre-Rose, classé numéro 1 des rouges du Languedoc par la Revue du vin de France en octobre 2005). Je lave mes cuves, je les remplis, toutes les bouteilles passent par mes mains. Je suis installée sur un sol maigre de garrigue, sans rétention d'eau. J'ai un rendement faible, à 20 hectolitres par hectare. Et, même si ce n'est pas écrit sur la bouteille, chez moi, tout est bio !»
Mais revenons à ceux dont la réputation est plus modeste. Beaucoup racontent que, pour s'en sortir, il leur a fallu s'éloigner de leurs vignes et parcourir le monde. «La crise est arrivée en 2002. Tout d'un coup, je n'avais plus de commandes. Comme les acheteurs ne sonnaient plus à ma porte, j'ai compris que c'était à moi d'aller les voir.» Toutes les trois semaines, Jean-Marie Rimbert est sur la route, ou dans les airs : Londres, Tokyo, Copenhague... Même chose pour Pierre Clavel, un important vigneron à Assas (Hérault, 50 hectares) : «Mon métier a complètement changé ces dernières années. J'ai délégué une bonne partie du travail de la cave à un oenologue, employé à plein temps. Et moi, je suis parti aux Etats-Unis, au Danemark, en Allemagne... Je fais le guignol, tout en trimballant mon rayon de soleil. Un jour, dans un coin paumé de l'Ohio, je présentais ma cuvée Copa Santa devant une assemblée. J'ai entamé le chant provençal du même nom. Deux cents pélucres [nigauds, ndlr] se sont levés, le verre en l'air, et ont attendu que je finisse mon chant !» «Mais attention, met en garde Frédéric David, modeste viticulteur installé dans la vallée du Rhône gardoise, et qui revient d'une semaine de prospection à Moscou, à l'étranger, il faut arrêter de se prendre pour une star parce qu'on est français. Face à un grossiste russe, vous êtes au même niveau que le Chilien qui vient de franchir la porte avant vous.»
«Faire pisser la vigne»
Tous les vignerons cités conservent une caractéristique commune et terriblement française, la religion du terroir. A l'opposé de ces artistes de la terre, Vincent Pugibet, lui, se fiche comme d'une guigne de la géographie de ses vignes. «La différence entre Corbières, Saint-Chinian, Pic-Saint-Loup, etc., qu'est-ce qu'un acheteur américain ou norvégien en a à faire ? Mon terroir, c'est le nom de mes clients», remarque-t-il, provocateur. De ses différents séjours dans des grands domaines de Californie, du Chili et d'Australie, le jeune Biterrois est revenu avec une certitude : seul le cépage compte. «Et encore, uniquement celui que les consommateurs internationaux sont capables d'identifier. C'est-à-dire chardonnay, sauvignon et muscat pour le blanc, syrah, grenache, cabernet et pinot pour le rouge.» Résultat : insensible à la crise, son domaine de la Colombette (une grosse entreprise qui s'étend sur 50 hectares autour de Béziers) continue de vendre sans problème 500 000 cols par an, dont 70 % à l'exportation. Et, alors que tout le monde ne parle que de réduction des rendements comme seule issue à la crise, Vincent Pugibet, fier de son diplôme d'ingénieur en agronomie et en oenologie, continue, comme cinq générations de Pugibet avant lui, de «faire pisser la vigne», avec des rendements de 90 hectos par hectare. Prêt à tout pour concurrencer sur leur terrain les vins du nouveau monde, il vient d'installer chez lui une machine «révolutionnaire» destinée à baisser le taux d'alcool dans ses bouteilles, «sans perdre aucun arôme». «Les vins à 14 degrés ou 15 degrés, c'est fini, ni les Américains ni les Asiatiques n'en veulent.» Avec ce vin à 9 degrés, Vincent Pugibet est sur le point de signer un contrat avec Cathay Pacific, la grande compagnie d'aviation de Hongkong.
Source : Libération
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